J'AURAIS VOULU ÊTRE UN AUTEUR, POUR POUVOIR INVENTER MA VIE ♫
Le dos désagréablement appuyé tout contre l'épais pilier en acier, ses doigts pianotant machinalement sur son carnet de cuir noir et son regard bleu azur rivé vers les cieux, Casey Ferguson attendait. Au-dessus d'elle, solidement soudé au pilier d'acier, figurait, en grosses lettres noires, le nom de ville "GRAYSON". Enfin, nom de ville était un bien grand mot ! Cette soi-disant "ville" perdue au milieu d'autres cités pouvait-elle seulement être désignée en tant que "petit village" ? La réponse demeurait à jamais inconnue de la brune et ce soudain blocage la fit ricaner sombrement. Voilà des années qu'elle se rendait sous ce vieux panneau de fer, à fixer encore et encore les lettres sombres, à se promettre de rester pour toujours puis, la minute d'après, à rêver de l'instant où elle aurait le droit de passer les frontières. Et cet instant, elle le détenait enfin. Elle avait dix-huit ans, elle pouvait partir, se forger la vie qu'elle avait toujours rêvé d'avoir, alors pourquoi hésitait-elle encore ? Des bruits de pas entre les feuillages la tirèrent de ses songes impossibles. Elle glissa son carnet dans la poche intérieure de son manteau et lâcha, ne prenant même pas la peine de baisser les yeux :
« T'es en r'tard, Sum'. » Ses prunelles électriques croisèrent celles, à peine plus foncées, de sa meilleure amie qui approchait à petits pas. Comparé à d'habitude, elle n'avait pas la démarche très sûre et paraissait stressée. Ce détail n'échappa pas à la fille du Maire, bien qu'elle n'ajouta rien.
« Ouais, je sais. Désolée, j'avais des trucs importants à régler. » L'autre la fixa un long moment sans rien dire tandis que Summer Hickok s'asseyait en tailleur à côté de son amie. Puis sans prévenir, le rire cristallin et moqueur de Casey se fit entendre dans le silence pesant de Grayson.
« Oh putain, si un jour on m'avait dit que Summer Hickok aurait des trucs importants à faire, sincèrement, j'l'aurais pas cru. » Elle n'en était pas sûre, mais il lui semblait que la retardataire avait tressailli. Mauvais signe. Summer qui tressaillait ? On le lui aurait annoncé le plus sérieusement du monde qu'elle en aurait eu un fou-rire incontrôlable.
« Haha, très drôle, vraiment... Non c'est... Cas' je... Bordel Casey j'te jure que c'était vraiment très important. » Son regard avait retrouvé un peu de sa luminosité habituelle. La Ferguson tenta tant bien que mal de contrôler son fou-rire avant de hocher la tête, les larmes aux yeux.
« Ah nan mais t'inquiète pas, j'te crois, hein ! » Pourtant, Summer restait toujours la même personne ; la même moue moqueuse, les mêmes yeux rieurs, la même bouche boudeuse. Mais il y avait quelque chose qui clochait, un je-ne-sais-quoi de louche qui faisait que la Hickok n'avait pas l'air d'être vraiment elle. D'un geste nerveux de la tête, Casey chassa ces idées sordides et se concentra sur le plus important : leur départ.
« Bon alors, t'en as parlé à ton père ? Qu'est-ce qu'il a dit ? » Cette fois, l'intérêt de la brune était réel. Ce départ, elle l'attendait depuis si longtemps. Enfin,
elles l'attendaient - parce que partir sans Summer, c'était juste impossible. Depuis qu'elles étaient toutes petites, elles étaient meilleures amies. Elles faisaient toutes les conneries du monde ensemble, étaient toujours fourrées l'une avec l'autre et jamais, au grand jamais Casey ne serait partie sans Summer. Elle avait déjà dû prendre conscience que partir comme elle voulait le faire, comme une voleuse, en laissant derrière elle ses parents, Jonah, Jodie, Edward et se permettre de ne plus pouvoir plonger son regard dans les yeux doux de Joshua et d'ainsi quitter tout son monde était une grosse épreuve et un risque important qu'elle était prête à prendre s'il le fallait, alors si en plus elle ne pouvait plus compter sur le soutien de sa confidente, la fille même qui avait nourri ses espoirs d'escapades, elle était perdue.
« Oh, ouais. Hum, à ce propos Cas'... Je... J'vais pas pouvoir venir avec toi. » Le regard joyeux de la brune s'assombrit instantanément, les larmes de joie qui brillaient au coin de ses yeux s'évaporèrent comme si elles n'avaient jamais été là et son sourire s'estompa tout aussi vite. Elle pencha très lentement la tête sur le côté, espérant de toutes ses forces avoir mal entendu. Mais l'inconvénient dans le genre de relation qu'entretenaient les deux adolescentes, c'était qu'il n'y avait ni secrets ni malentendus entre elles, et puis même si Summer plaisantait tout le temps, elle savait pertinemment que le sujet en question devait être suivi avec sérieux, elle ne se serait donc jamais permise de déconner avec ça. Alors, c'était sûr et certain : elle disait la vérité, fini le rêve, finie la vraie vie. En une simple phrase, Summer venait de faire s'envoler des espoirs de toute une vie. De son côté, Casey aurait voulu la frapper, lui crier dessus, pleurer, rager, faire un caprice, lui ordonner de partir, lui cracher dessus, l'injurier, exprimer tout le dégoût qu'elle ressentait envers elle à ce moment même. Mais tout ce qu'elle trouva à dire, d'une voix brisée et vide d'émotion, ce fut :
« Quoi ? » On pouvait clairement lire dans le regard de l'autre qu'elle était gênée et qu'elle avait mal d'avoir dit ça, d'avoir tout gâché comme ça. Mais elle n'avait pas eu le choix, et ça, Casey ne le savait pas. Et elle ne voulait pas le savoir. Elle n'en avait rien à faire, en fait ! À quoi bon laisser Summer s'expliquer, puisque de toute façon, tout venait de tomber à l'eau ? En fin de compte, ça ne changerait strictement rien à la situation - c'était donc inutile. Et pour Casey, ce qui était inutile ne devait pas être exprimé. Elle allait se lever, prendre ses clics et ses clacs et partir loin, très loin de cette traîtresse de meilleure amie et de cette ville pourrie. Mais elle se rendait compte petit à petit que Summer, c'était tout ce qu'elle avait, en dehors de Joshua et de sa famille. Et malgré le trou béant qu'elle laissait dans sa poitrine, elle ne pouvait pas se permettre de la perdre. Non. Pas maintenant, elle avait besoin d'elle. La colère retomba, laissant la place à de la pure tristesse. Les yeux de la Ferguson s'embuèrent tandis qu'elle hochait mélancoliquement la tête.
« Okay. » réussit-elle à murmurer au bout de quelques secondes de trouble intense. Vous pourriez croire que Summer allait s'excuser, s'expliquer, la prendre dans ses bras et lui faire mille promesses. Eh bien non, elle n'en fit rien. Pour toute réponse, elle se leva et quitta rapidement le bord de la route.
« Sum'... » Sa chevelure brune disparut entre les arbres, laissant Casey seule, choquée et infiniment triste. Prise d'une nouvelle rage, celle-ci se leva à son tour et marcha vers la forêt :
« PUTAIN SUMMER, TU VAS REVENIR ICI TOUT DE SUITE ! » Aucune réponse. Vous voulez savoir ce qu'était cette nouvelle rage ? C'était la rage d'avoir peur, d'avoir peur d'être seule. Alors, voyant que son amie n'était pas prête de réapparaître, Casey sortit son petit carnet ainsi qu'un stylo et se mit à griffonner à l'intérieur avec toute la rage et la haine qu'elle pouvait vouer à cette peur de la solitude.
Un rayon de soleil, le souffle régulier d'une adolescente endormie, le charivari incessant d'une famille éveillée. On toqua à la porte. Une petite voix aiguë et timide se fit entendre, réveillant instantanément la dormeuse tandis que le brouhaha de l'étage inférieur n'avait fait que la bercer.
« Casey ? C'est moi, Jodie. Maman te demande, elle dit qu'elle a besoin de toi pour faire la lessive. » Pour faire la lessive ? Qu'elle aille se faire voir ! « Dis-lui que je suis occupée. » se contenta de fulminer la Ferguson en se retournant dans son lit. Les pas discrets de sa cadette lui apprirent qu'elle était allée apporter le message à ladite maman. Les paupières closes, Casey faisait mentalement le compte à rebours. Trois, deux, un...
« CASEY, TU DESCENDS TOUT DE SUITE, JE SAIS QUE TU DORS ALORS PAS LA PEINE DE M'INVENTER DES SALADES ! » La brune se mordit dédaigneusement la lèvre supérieure, ayant très envie de balancer une insulte à sa génitrice et de se rendormir. Pourtant, elle savait que cet acte délibéré allait lui apporter les sermons de son père et contrairement à sa mère, elle tenait à garder une bonne entente entre eux deux.
« BAH JUSTEMENT, JE DORS. » contra-t-elle simplement en jetant ses couvertures au pied de son lit et en écartant à contre-coeur les rideaux de devant sa fenêtre.
« IL EST MIDI. » Elle leva les yeux au ciel, la mâchoire serrée. Bordel mais qu'est-ce qu'elle pouvait se montre chiante, cette femme... Casey enfila rapidement un tee-shirt et un jeans propres avant de se diriger vers la salle de bains pour tenter de dompter du mieux qu'elle le pouvait sa chevelure rebelle.
« ET ALORS ? » rétorqua-t-elle en fouillant dans les tiroirs pour trouver sa brosse à cheveux.
« ET ALORS, JE NE PEUX PAS FAIRE À MANGER ET LAVER TES SOUTIF' TOUT EN M'OCCUPANT DE TON FRÈRE. » Un léger sourire malsain se dessina sur son visage.
« MON FRÈRE ? LEQUEL ? » Un bruit de verre brisé lui parvint de la cuisine, suivit de près par un rire d'enfant et d'un
« Oh, Ed ! T'as fait tomber les assiettes, maman va pas être contente. » indigné. Un bref soupir fatigué s'ensuivit, puis la voix maternelle se fit de nouveau entendre, au plus grand damne de la brune.
« CELUI QUI A ENCORE L'ÂGE QU'ON S'OCCUPE DE LUI. » Sa crinière sombre à peu près coiffée, Casey partit à la recherche de sa brosse à dents.
« AH OUAIS ? J'CROYAIS QUE LE FRÈRE EN QUESTION ÉTAIT MAJEUR. » Un bruit de porte qui s'ouvre fit s'élargir le sourire de la jeune fille tandis qu'une nouvelle voix, masculine cette fois, vint prendre part à l'engueulade quotidienne - ou presque.
« JE T'EMMERDE, CASEY ! ET VOUS POURRIEZ PAS JUSTE ARRÊTER DE GUEULER ET VOUS PARLER CALMEMENT L'UNE EN FACE DE L'AUTRE, COMME TOUTE PERSONNE CIVILISÉE LE FERAIT ? ON DOIT VOUS ENTENDRE JUSQU'À L'AUTRE BOUT DU VILLAGE ! » Un silence, puis le bruit sec signifiant que la porte de la chambre de Jonah s'était refermée. Dans la pièce d'à côté, la fille du Maire avait enfin pu mettre la main sur Mme. Brosse à Dents. Elle ricana, amusée, à la réaction désinvolte de son jumeau. En bas, Edward commençait déjà à annoncer qu'il emmerdait la Terre entière, chacune de ses paroles ponctuées par les cris d'indignations de Jodie.
« DIS ÇA À TA SOEUR, C'EST ELLE QUI NE VEUT PAS DESCENDRE. ET NE DIS PAS DE GROS MOTS DEVANT LES PETITS, TU VEUX ? » Dans sa chambre, Casey put clairement entendre bougonner Jon que
« T'en dis pas toi, de "gros mots", peut-être ? » Par chance, la doyenne de la maison ne sembla pas avoir entendu, puisqu'elle garda le silence, attendant sûrement la réplique cinglante de sa fille aînée. Réplique qui ne tarda d'ailleurs pas à fuser.
« J'TE F'RAI DIRE QUE C'EST TOI QUI A COMMENCÉ À GUEULER, ET NON L'CONTRAIRE. » Manifestement lassée d'entendre autant de bruit, d'injures et de violence verbale dans cette maison, Jodie se mit à pleurer, au plus grand désarroi de sa mère, ce qui fit, en prime, soupirer le grand frère. La mère, elle, avait abandonné l'idée du "c'est ta faute" et lança une nouvelle offensive :
« SI TU DESCENDS PAS TOUT DE SUITE, JE VAIS ME TROUVER DANS L'OBLIGATION D'USER DE LA FORCE ABSOLUE. » Au-secours, j'ai peur. Nouveau roulement de pupilles. Du dentifrice plein la bouche, Casey laissa à sa génitrice le soin de déclarer ouvertement sa sentence. Elle fut surprise et étonnée à la fois d'entendre la petite voix sournoise de son jeune frère lui répondre en retour. Lui, il ne criait pas, mais pourtant, ses mots parvinrent bizarrement très bien aux oreilles de l'adolescente :
« J'ai trouvé des feuilles sur ton bureau, hier soir. J'sais pas lire, mais maman, si. » La substance blanche et bleue alla asperger le miroir mural, tandis que Casey se dépêcha de se rincer la bouche. Elle balança violemment sa brosse à dents au travers de la pièce sans même prendre le temps de la laver puis s'élança dans le couloir, talonnée par le rire amusé de son jumeau.
« Mais quel espèce d'enfoiré, ce gosse... » marmonna-t-elle entre ses dents serrées, ses yeux électriques lançant des éclairs tout aussi électriques. Elle dévala les escaliers en trombe puis, arrivée dans la cuisine, arracha carrément les précieuses pages des mains du voleur avant de tous les toiser, le regard sombre, l'allure mécontente. Ed retourna à ses tours de table, Jodie se mit à crier de plus belle et de la musique forte leur parvint de l'étage. Le tout additionné au regard satisfait de la mère tendant une corbeille à linge à bouts de bras. C'en fut trop pour Casey. Elle prit sèchement le panier et se dirigea d'un pas traînant et furieux vers la buanderie. En ce moment, elle était un peu à fleur de peau. Voilà deux semaines qu'avait eu lieu l'entrevue avec Summer et depuis, un rien l'énervait. Pourtant, avec la famille qu'elle avait et l'ambiance de la ville, elle avait appris à être tolérante, mais tout avait des limites. Elle avait croisé une dizaine de fois sa meilleure amie, qui s'était contentée de l'ignorer, de lui sourire brièvement et même parfois, dans ce qui semblait être devenu ses meilleurs jours, de lui adresser un
« Salut. » aussi froid que distant. Elle avait beau faire comme si de rien n'était, il ne fallait pas avoir un BAC +10 en voyance pour comprendre que Summer évitait Casey. D'une nature pourtant curieuse, elle n'avait pas pris la peine de comprendre ce qui se tramait dans la vie de son amie. Après tout, celle-ci faisait tout pour l'y laisser en dehors, alors pourquoi contrarier ses plans ? En attendant que ça s'arrange, elle jouait à la fille impassible qui se foutait de tout, mais au fond, elle était triste de ne plus pouvoir parler à la Hickok. Il y avait Jonah, oui, c'est vrai. Mais c'était différent, même s'ils ne se cachaient rien et qu'ils traînaient tout le temps ensemble, les deux jumeaux, d'un sexe différent, ne pouvaient vraisemblablement ne pas tout partager - vous aurez compris. Mais bon, la vie continuait, et cela, Casey en prenait conscience à chaque fois qu'elle y pensait - ici même, d'ailleurs, tandis qu'elle mettait le linge sale à laver. Et puis, elle se demanda ce qu'il lui avait pris de rêver de partir. Elle avait beau s'en plaindre, l'ambiance familiale lui plaisait beaucoup, et même si elle n'en appréciait pas forcément
tous les côtés, elle savait que si elle était partie, rien n'aurait pu reboucher le trou qui se serait formé à cet endroit précis, quelque part dans son coeur...