PORCELAIN
C’est sous un ciel lourd et orageux qu’Aidan voit le jour. Ce n’est qu’une façon de parler puisque, lorsque le garçon décide de pointer le bout de son nez, avec quelques semaines d’avance : tout l’appartement est plongé dans la pénombre et le soleil a déserté l’horizon dans son explosion caractéristique de couleurs il y’a un moment déjà. Margaret, est seule, ses trois turbulents garçons et son mari s’étant absentés pour une soirée cinéma. Se sentant fatiguée, elle a préféré rester dans ses draps à regarder la télévision. Première erreur.
Mais alors qu’elle pleure toutes les larmes de son corps (gonflé par la grossesse) devant la comédie musicale West Side Story, la télévision s’éteint en même temps que la lampe de chevet. Plongée dans une obscurité inquiétante, Margaret quitte son lit pour aller chercher de quoi s’éclairer, jurant comme un charretier. Les plombs sautent de plus en plus souvent ces temps-ci et elle commence à en avoir assez. Se lever est sa deuxième erreur.
A peine a-t-elle fait quelques pas qu’un liquide chaud et poisseux s’écoule entre ses cuisses. Margaret n’a ceci dit pas le temps de s’imaginer qu’elle vient de s’oublier (ce qui lui est déjà arrivé pendant qu’elle attendait Isaac) puisque l’instant d’après : elle se plie en deux sous la douleur lancinante qui la cisaille. Son petit dernier tant attendu pointe son nez bien trop tôt… Quelque chose cloche. Elle ne vient pas de perdre les eaux. C’est du sang qui s’écoule entre ses cuisses, elle le sent. Elle le sait. Parce que si elle a donné naissance à trois garçons en parfaite santé, avant de tomber enceinte par hasard d'Aidan, elle a fait trois fausses couches.
Margaret laisse échapper un premier gémissement plaintif et désespéré lorsqu’elle réalise qu’elle ne peut prévenir personne. Les portables ne sont pas monnaie courante à cette époque et la coupure de courant va l’empêcher d’utiliser le téléphone fixe. Quant à ses voisins, elle leur a conseillé de s’offrir un petit tête à tête au restaurant du coin pour se rabibocher. Sa troisième erreur.
Elle est donc seule, enceinte jusqu’aux yeux, souffre le martyr et se sent complètement impuissante face à ce qui arrive. Pourtant l’irlandaise sait qu’elle ne peut pas se permettre de baisser les bras. Elle n’a pas droit de se laisser gagner par la peur et doit agir et au plus vite. Parce que si elle a mal, Aidan aussi a mal… Elle doit garder la tête froide réfléchir à la manière dont elle doit s’y prend pour mettre au monde ce bébé sans l’assistance d’un médecin…
Heureusement pour elle, elle n’aura finalement pas à le faire. Alors qu’elle s’est trainée jusqu’à son lit contre lequel elle s’est adossée, les jambes écartée et le visage rougit par l’effort, elle entend la porte d’entrée s’ouvrir. Dans le brouillard qui commence à s’épaissir autour de son esprit, elle parvient à discerner la voix Sean, lui annonçant leur retour. Elle use de ses dernières forces pour crier son prénom.
Après ça, tout va très vite. Margaret est conduite à l’hôpital dans les plus brefs délais, accompagnée par ses trois enfants, paniqués par la large tâche de sang qui a imbibée la chemise de nuit de leur mère, à demi consciente seulement.
Aidan se redressa subitement sur son matelas, une fine couche de sueur collant son tee-shirt à sa peau livide. Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine qui se soulevait rapidement tandis qu’il haletait, peinant à retrouver son souffle. Ses yeux exorbités balayèrent frénétiquement le décor sans qu’il ne parvienne réellement à le restituer. Il n’arrivait pas à croire qu’il en était sorti. Une partie de lui était encore là-bas, dans les ténèbres et l’adolescent pouvait encore sentir l’abominable odeur de moisissure flotter dans l’air. Mais il n’était plus là-bas, il le savait. Et pourtant, Aidan n’arrivait pas à croire qu’il était encore en vie, en un seul morceau.
Toujours sous le coup de la panique, le jeune homme baissa son regard azuré vers son corps pour s’assurer qu’il était bel et bien en un seul morceau. Et c’était le cas, aussi invraisemblable que cela puisse lui paraitre. Pourtant il aurait juré…
Mais ses souvenirs se dissolvaient et il était de moins en moins capable d’expliquer son effroi. Il n’eut heureusement pas le loisir de chercher à se remémorer les détails de son rêve.
Une porte s’ouvrit à la volée, laissant apparaitre le visage familier et affolé d’Isaac. Les deux frères s’observèrent un moment avant que son ainé ne détourne le regard pour chercher l’interrupteur de la pièce, déjà à demi éclairée par les rayons lunaires. La lumière trop vive qui envahit la pièce termina de chasser les dernières bribes du cauchemar d’Aidan.
« Qu’est-ce qui s’passe ? » l’interrogea son frère d’une voix encore endormie où agacement et inquiétude se mêlaient.
« J’ai… Rien… Pardon, j’ai fait une sorte… de cauchemar » bredouilla le cadet en passant une main tremblante sur son visage pâle.
Les sourcils d’Isaac se froncèrent tandis qu’il s’approchait du lit qu’occuperait son frère durant toute la durée de sa pension dans son petit appartement. Aidan frissonna et remonta les couvertures sur son corps glacé tandis qu’il essayait de réguler sa respiration et de calmer les battements de son cœur.
Son frère se laissa tomber au bout de son lit, soupirant avec lassitude. Il laissa le silence s’étirer quelques instants avant de lever ses yeux clairs et gonflés de sommeil vers lui.
« C’est encore ton rêve avec papa et maman, c’est ça ? »
Aidan se contenta d’acquiescer, sentant sa bouche s’assécher subitement et sa gorge se nouer. Il ne voulait pas repenser à tout ça. Et même s’il l’avait voulu, le jeune homme s’en serait trouvé incapable. Comme d’habitude, les images le fuyaient, s’évanouissant chaque fois qu’il tentait de se souvenir. Et pourtant, l’angoisse restait. Une angoisse sur laquelle il ne pouvait mettre de mots et lui faisait perdre le sommeil.
Tout ce qu’il savait, c’était que son cauchemar concernait ses parents, partis depuis quelques jours célébrer leurs trente-cinq ans de mariage. Margaret, sa mère, avait toujours rêvé de parcourir les États-Unis avec son époux et ils avaient enfin trouvé une occasion, le temps et les moyens de réaliser ce rêve. Ils n’avaient donc pas hésité bien longtemps et avaient mis les voiles, confiant la garde de leur petit dernier déjà grand à leur second fils.
Et depuis, c’était le bordel…
« Tu veux en parler ? »
« Nan, c’est rien. »
« Tu hurlais comme si on t’égorgeait, Dan, et c’est comme ça depuis des nuits maintenant. Ne me dis pas que c’est rien » le réprimanda Isaac sans grande conviction pourtant.
« Si on m’égorgeait, je ne pourrais pas hurler j’te ferai dire. Et ça s’dit médecin, tss ! »
Son frère tiqua mais ne chercha pas vraiment à relancer le débat. Il s’attarda quelques instants encore dans la chambre de son cadet puis, après avoir tenté de le rassurer et lui avoir proposé d’appeler leurs parents à la première heure le lendemain, il retourna se coucher.
Aidan, lui, n’osa pas se rendormir.
Aidan observa la fiancée de son frère repasser derrière Isaac pour remettre de l’ordre dans sa valise. S’étant cassé le poignet une semaine plus tôt, il se trouvait dans l’incapacité de s’acquitter de cette tâche, ce qui l’arrangeait beaucoup en fin de compte… Son frère passa une nouvelle fois devant lui, en coup de vent, un pli soucieux barrant son front. L’adolescent le suivit du regard, puis il échangea un sourire complice avec Allie. Ils entendirent le bruit significatif de placards que l’on ouvre puis referme, de tiroirs que l’on claque avec agacement et pour finir, un juron. La métisse roula des yeux et se tourna vers le couloir par lequel son fiancé avait disparu.
« Qu’est-ce que tu cherches, Isaac ? »
« Son tutu » minauda Aidan, s’attirant le regard réprobateur de l’infirmière.
Samuel aurait sûrement beaucoup rit mais tout le monde n’avait pas son humour bon enfant.
Il haussa les épaules pendant que la voix de son autre frère s’élevait depuis la pièce adjacente. Poussant un soupir, Joleen finit par capituler et lui emboiter le pas, abandonnant le plus jeune dans la chambre qu’il occupait depuis près de deux mois maintenant. Il se décolla alors du mur auquel il était appuyé pour s’approcher de son lit et observer l’œuvre de ses colocataires. Très vite, son regard clair vagabonda dans la pièce pour s’assurer que tout ce qu’il voulait emporter se trouvait bien là. Il ne manquait qu’une chose. Une chose qu’il n’avait pas oublié mais qu’il n’avait pas voulu qu’Isaac le voit prendre.
Après avoir jeté un petit coup d’œil en direction de la porte pour s’assurer qu’il était tranquille, il s’approcha de sa table de chevet et ouvrit le tiroir de son bras valide. Il attrapa alors le cadre retourné qui se trouvait à l’intérieur.
Un nœud se forma au creux de son estomac. De la colère, de la frustration. Des sentiments devenus aussi familier que cette peur qui ne le quittait plus. Prenant une inspiration, comme pour se donner du courage, il retourna la photo pour observer les visages souriants de ses deux parents. Aidan avait toujours l’impression que la photo serait différente quand il s’autorisait à la regarder. Il s’attendait toujours à voir deux visages affreusement déformés, grimaçants, terrifiés. Des visages lacérés, deux orbites vides à la place de leurs yeux clairs et doux. Comme dans ses rêves.
Le sentiment d’appréhension qui l’avait assailli s’évanouit, laissant place au chagrin. Un mois plus tôt, on leur avait annoncé leur disparition. Un accident de voiture d’après les autorités. La vieille caisse de leur père avait été retrouvée au fond de l’eau, vide. Les chances de retrouver les corps étaient minces et après dix jours, les recherches avaient été abandonnées. Margaret et Sean Donnelly avaient été déclarés morts. Pour Aidan, cette annonce n’avait pas été un scoop. Depuis leur départ en février dernier, il les avait vus mourir chaque nuit…
Mais le jeune homme n’avait jamais vu d’accident de voiture. Il avait vu autre chose. Quelque chose de tellement affreux qu’au réveille, son cerveau s’autocensurait et l’empêchait de se souvenir de ce qu’il avait vu. Mais une part de lui savait. Il n’y avait jamais eu d’accident, son père n’avait pas perdu le contrôle de sa vieille auto. Les corps n’avaient pas été emportés par le courant. Mais on ne les retrouverait jamais, ça Aidan le leur concédait. La chose n’en avait pas laissée une miette…
La voix d’Isaac le ramena brusquement à la réalité et, le cœur battant, il s’empressa de fourrer le cadre et sa photo dans la valise pour la refermer. Il se retourna vers le couple qui pénétrait dans la chambre. Celle qu’ils gardaient certainement pour leur futur enfant parfait.
Son frère l’observa un instant puis finit par se détourner, conscient que quelque chose clochait mais ne souhaitant pas le mettre mal à l’aise. Ou se mettre mal à l’aise tout seul. Isaac avait beau faire le malin, il était aussi handicapé que ses frères pour évoquer ses sentiments et communiquer.
« Aahron ne devrait pas tarder » lâcha Isaac en s’approchant pour refermer la valise puis la soulever du lit « T’as tout ce qu’il te faut ? »
Il hocha simplement la tête et ils se dirigèrent tous ensemble vers l’entrée de l’appartement où se trouvaient déjà deux valises. Aahron n’allait effectivement pas tarder à débarquer, au volant de la Volvo qu’il avait louée pour la durée de leur voyage. C’était lui qui avait reçu le dernier coup de fil de Margaret un mois plus tôt, qui s’était inquiété et avait ensuite tout gérer de bout en bout. C’était lui qui avait organisé leur séjour jusqu’à Grayson.
Ils voulaient des réponses. Ils voulaient savoir ce qui était arrivé à leurs parents. Aidan, lui, savait déjà et voulait simplement que ses cauchemars cessent de le hanter. Et quelque chose lui disait que Grayson était la clé.
Il l’avait vu.
En rêve…