FREAK LIKE ME
_____Elin tendit le bras pour attraper une cigarette sur sa table de nuit. Elle sentait sur son corps nu, comme une flamme qui la brûlerait, le regard de sa compagne d'une nuit.
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Parle-moi de toi, ordonna cette dernière.
Elin s'était tournée pour se soustraire à son regard. Elle ne savait rien de l'autre. Elle ne se rappelait même pas si elle était blonde, brune ou rousse, elle n'y avait pas prêté la moindre attention. Elin aspira une gorgée de fumée à sa cigarette comme les enfants aspirent leur soda à la paille. Elle tourna son visage, son visage de monstre vers la femme qui partageait encore son lit, et lui souffla la fumée dans la figure. C'était une tatouée au corps musclé, un amas de dreadlocks sur sa tête. Elin s'en fichait royalement.
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Non, répondit-elle simplement.
Elle savait exactement pourquoi l'autre l'avait suivie jusque chez elle, pourquoi elle lui avait fait l'amour au moins trois fois. Parce qu'elle était curieuse, et que les langues se délient sur l'oreiller.
_____Elle était comme tous les autres avant, et tous les autres après. Elin ne jugeait pas selon le physique, le sexe ou la couleur de cheveux de ses amants mais selon leur capacité à lui donner du plaisir. C'était tout ce qu'elle recherchait. Pas eux. Oh, ils se vanteraient auprès de leurs amis d'avoir couché avec elle, ils lui feraient une réputation de salope en plus de celle d'
erreur de la nature. Mais ça, Elin n'en avait pas grand chose à faire, et eux non plus: ils voulaient juste tout apprendre sur elle. Certains mus par la malsaine curiosité de la différence, d'autres pour étaler au grand jour ses petits secrets comme elle avait fait avec les leurs.
_____Mais Elin était un mur de glace, elle ne laisserait rien transparaître et ne cracherait pas un mot sur sa vie privée. Impénétrable parce qu'effrayante.
_____Ça, Elin le savait bien, elle leur avait toujours fait peur, à tous. Depuis le jour où elle était arrivée à Grayson alors même qu'elle n'avait pas un mois, les surnoms avaient commencés à fuser. Diablesse, fille -puis femme- de Dracula, Terminator. Le monstre. Oui, elle était monstrueuse.
Cela arrive parfois, à Grayson, qu'on ait des suspicions à la naissance d'un enfant. Les commérages vont alors bon train: on cherche à savoir qui est le père, on médit sur tout le monde pour être sûr de médire sur la personne visée. Lorsque la toute jeune épouse du respecté Leland Decker était revenue de plusieurs mois dans sa Suède natale avec un enfant nouveau-né, les suspicions étaient inévitables. Jusqu'au moment où l'on découvrit l'enfant. Le monstre, ohh oui, le monstre. Tant que l'enfant dormait, on aurait pu penser que le duvet clair sur son crâne était du même blond pâle que sa Suédoise de mère -une sale étrangère, pas étonnant que
quelqu'un comme elle ait eu un enfant bâtard. Cependant, dès qu'elle ouvrait ses yeux, l'évidence éclatait: les iris avaient ce rose inhérent aux yeux des albinos. La tare génétique de son véritable père, probablement un quelconque Suédois, était imprimée à jamais sur Elin.
_____Elin courait vite. Elle n'avait pas le choix. Lorsqu'on est la fille illégitime d'une étrangère, et qui plus est albinos, la cour de récréation sonne comme l'antichambre de l'Enfer. Tout le monde à Grayson connaissait l'existence du monstre. Les parents bienveillants mettaient leurs enfants en garde contre elle, l'accès aux célébrations religieuses lui avait été interdit, à elle, fille du démon. Certains des croyants les plus fervents menaçaient leurs enfants, s'ils n'étaient pas sages, de les lui livrer. Ses yeux démoniaques ourlés de longs cils couleur poudreuse hantaient les cauchemars de ses camarades de classe. Et si on ne la prenait pas pour un rejeton du diable à brûler en place publique, alors on la surnommait Terminator ou Vampirella, on en faisait une bête de foire, la curiosité locale qu'on se plaisait à dévisager.
_____Alors qu'elle n'avait que sept ans, un premier drame arriva dans la vie d'Elin: le présumé suicide de son père. La version officielle disait qu'il s'était noyé, ne supportant plus la honte du déshonneur, la trahison flagrante de sa femme qu'il n'avait pourtant pas reniée. On murmurait, cependant, que c'était Elin, l'enfant de Lucifer, qui avait poussé son père à la mort, l'envoûtant de ses pupilles où dansaient tous les feux de l'Enfer. Dès que Leland Decker fut mort, le statut de parias d'Elin et de sa mère ne fut plus sujet au moindre doute, si bien que pour éviter la folie, la femme fuit et emmena sa fille loin, loin des surnoms mesquins et des accusations de sorcellerie.
_____A Jefferson City, capitale du Missouri, Elin grandit paisiblement. Personne ne connaissait leur nom ni leur histoire, on ne jugeait pas sa mère et on la jugeait moins, elle. La pauvre veuve et la pauvre enfant orpheline de père éveillaient la pitié et non l'animosité. A l'école, Elin parvint même à nouer quelques amitiés, mais la plupart des gens, sous des aires hypocrites de bienveillance, montraient la même curiosité malsaine pour ces yeux roses, presque rouges, semblables à ceux qu'on avait jadis dû apercevoir, non,
scruter lors des
Freak Shows. Malgré ses tentatives d'intégration, il y aurait toujours un fin voile entre Elin et la vie normale des gens normaux: celui de la différence, derrière lequel sont relégués bêtes de foire et erreurs de la nature.
_____Après une petite dizaine d'années, alors qu'Elin avait 16 ans, sa mère fit une chute: accident de travail invalidant. Dès lors, la jeune fille dût s'occuper non seulement d'elle-même mais aussi de sa mère, dont la condition physique comme mentale était diminuée. Surmenée, elle commença à prendre des amphétamines, pour tenir le coup au début, parce qu'elle ne pouvait envisager de coltiner sans par la suite. La mère d'Elin passa l'arme à gauche quelques années plus tard, le jour même où sa fille obtenait son diplôme de journalisme. Elin aurait alors pû chercher un job dans un journal respectable, espérer faire ses preuves, alimenter sa carrière et sa vie privée jusqu'à avoir une situation confortable et une place assurée dans l'un des plus grands journaux des USA. Elle avait moins d'ambition que cela.
_____Grayson l'attirait comme un aimant. C'était là qu'elle avait passé les sept premières années de sa vie et, étrangement, elle sentait, non, elle
savait que c'était là qu'elle mourrait. Sa place était parmi les siens, même s'ils ne la considéraient pas comme l'une des leurs et qu'elle n'avait aucun véritable lien avec les Graysoniens.
____Evidemment, son retour dans le petit patelin avait fait jaser -revoilà Terminator, disait-on. Pas autant que lorsque dans les boîtes aux lettres, un beau matin, le Grayson Post titrait: "SARAH CONNOR N'A QU'A BIEN SE TENIR". La majorité des articles, y compris celui-là, étaient rédigés par Elin V. Decker.
_____Cela faisait maintenant 4 ans qu'Elin avait remis les pieds à Grayson et on s'était habitué à la présence du monstre. Si l'on se montrait poli et aimable, elle dévoilait des qualités que ne posséderait pas une âme damnée. Réchauffant les cœurs - ou plutôt les corps - des jeunes gens des alentours, elle avait aussi la réputation d'être une sacrée tigresse entre les draps. Et de jeter ses amants comme les brouillons de ses articles controversés.
_____Ça, pour être controversée, Elin l'était. Ceux qui la craignaient sur les bancs de l'école recherchaient sa compagnie, souvent pour satisfaire leur curiosité et susciter les foudres de parents et pasteurs. Jusqu'au jour où ils retrouvaient dans le Grayson Post leurs jolis petits secrets les mieux gardés. Alors ils se mettaient à la haïr, à vouloir se venger. Ils se rapprochaient encore plus d'elle pour lui soutirer ses pires secrets
à elle, et se livraient encore plus. Peu à peu, on craignit de nouveau la sale petite fouineuse. Oh ça, tout le monde pouvait en témoigner: dès qu'un élément sortait de l'ordinaire, elle était là la première, avant même le shérif, prête à dégainer appareil photo numérique et enregistreur pour un reportage des plus sensationnels dans le prochain numéro de l'hebdomadaire.
_____Mais tout ça, elle ne le dirait jamais. Ni à la tatouée ni à tous ceux qui se trouveraient à sa place. Elle avait obtenu le statut de 'Femme Mystérieuse authentique', celle qui savait beaucoup, aspirait à tout savoir mais dont personne ne savait rien. Elle se leva énergiquement de son lit, écrasa son mégot dans le cendrier et lâcha d'un ton sans appel:
-
Merci. C'était top. Maintenant je veux que tu partes de chez moi.-
Mais...-
Non, pas mais. Épargne moi ça. Je t'ai remerciée, maintenant je vais aller prendre une douche et me reposer parce que tu m'as beaucoup fatiguée et que je travaille tôt demain. Si tu n'es pas partie quand je sortirai de ma douche je vais devoir te flanquer dehors à coups de pieds et ce serait dommage d'abimer un aussi joli petit cul. Alors file raconter à tes amis que t'as passé quelques heures chez moi, qu'on a baisé comme des championnes et que je t'ai foutue à la porte. Adieu.L'autre ne demanda probablement pas son reste puisque dès que le jet d'eau brûlante se fracassa contre sa peau d'un blanc de papier, Elin entendit la porte claquer. Elle resta un moment sous la douche, contemplant son reflet dans le miroir embué face à la cabine. Elle n'était qu'une entité d'un blanc pur, fantomatique. Blanche sa peau, blancs ses cheveux, blanche la toison pubienne qu'on ne distinguait même pas à travers la buée. Les taches roses que formaient les yeux, les lèvres et les mamelons attiraient le regard, contrastant comme des groseilles oubliées sur une étendue de neige. Elin se demanda combien de temps encore s'écoulerait avant que ses secrets ne soient à leur tour découverts.
/!\J'ai volontairement laissé beaucoup de flou sur les années qu'Elin n'a pas passées à Grayson donc entre ses 7 et ses 17 ans. Oui je suis consciente que ça fait quasiment la moitié de sa vie, mais je ne veux pas vous révéler tous les petits et grands secrets de mon albinos. Je peux éventuellement les détailler en MP à un admin si c'est souhaitable ou souhaité, mais shht!
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Vos sentiments sur Grayson • Grayson est le seul endroit où je me sens chez moi. C'est idiot puisqu'on me considère comme une intruse. Mais mon père était Leland Decker, peu importe que mon géniteur fut ou non un suédois albinos. Je sens que j'appartiens à cet endroit et j'entends bien découvrir ce qui s'y trame quitte à y laisser des plumes. Les petits secrets des Graysoniens ne m'intéressent pas, ce sont des gens sans grand attrait. Mais mon intuition me dit que quelque chose se joue ici, quelque chose de terriblement plus excitant qu'un cinéma en plein-air et de banals accidents. Et si quelqu'un doit mettre le doigt sur les dessous de tout ça, ce sera moi.