CUTS AND BRUISES

Tu n’es qu’un peu de peau et quelques os auxquels la vie a appris qu’ils devaient s’entendre mais la cohabitation n’a pas de sens et elle te déchire. Tu n’es rien qu’une enfant de Grayson, une de plus dont la famille ferait vomir des gens pleins de morale mais ici tout est normal, ce n’est pas le moins du monde choquant de se dire que ton père a pris ta mère parce qu’elle était plus jeune et belle que sa femme de l’époque, et tant pis pour le fils déjà né. Pauvre mec va, tu l’aimes bien en plus le demi-frère, il n’a juste jamais eu de bol. La preuve que l’univers lui crache à la gueule ? Des quatre fois où tu as essayé de passer l’arme à gauche, c’est lui qui t’a trouvé trois fois. Je le dis, cet homme a tiré les mauvais numéros au loto. Mais peut-être que ce n’est pas lui le problème, peut-être que c’est les parents ou peut-être que c’est toi. Votre père il est loin d’être débile mais purée il est con. Quant à ta mère, c’est la même que celle de Kelly, la ménopause en moins - mais en vue. T’as jamais vraiment été à ta place avec eux, ni nulle part en fait, tu te sens coincée entre deux états depuis longtemps. Tu veux faire mieux qu’eux tous mais d’un autre côté, à quoi ça servirait ? A rien sans doute.

De la peau et des os, créée à Grayson, enterrée à Grayson sans doute quand l’heure viendra car je te vois mal essayer de sortir de ce trou. Tu connais ces rues et tu connais ces zones d’oubli, entre deux et quatre heures du matin, où la ville est pardonnée et où tu rodes en silence, peinture à la main, rat sur l’épaule, éclaboussant de couleur les murs gris jusqu’à-ce que l’ordre et ses badges viennent tout effacer. Ailleurs, ce seraient d’autres murs, d’autres badges, ils t’arrêteraient, tu aurais peur de la nuit. Ca te déprime la pensée d’une vie entière passée dans les recoins du Missouri pourtant tu ne veux pas partir de Grayson, c’est pour ça que tu veux te barrer tout court. Entre ta chair et ton coeur tu erres, sachant pour quels rires et quels sourires tu te lèves le matin mais ignorant si tout cela vaut les infinies nuits passées à pleurer et à se demander si tu veux vivre un jour de plus. Tu as toujours vécu un jour de plus, c’est peut-être ton destin. C’est peut-être ton destin de sortir tous les jours avec Steve dans ta poche, ignorant le regard de tes parents qui jugent que tu es habillée comme une pute, peut-être qu’il y a quelque chose de divin qui t’empêche toujours de le rejoindre. Dieu sait que tu as essayé, rasoir sur les poignets pour Noël, lacets autour du coup, nuit d’hiver enneigée en vêtements d’été, somnifères dans la baignoire... Rien à faire, tu es condamnée à errer dans le village, à rire quelques jours de plus.

La vérité c’est que tu t’ennuies, tout le temps. Il n’y a rien d’excitant dans cette vie. Quand tu étais petite tu voulais quelque chose de grandiose, de plus grand que toi en vérité, sauf que tu as abandonné l’idée en grandissant, comme tout le monde. Bien sûr il y a des gens qui ont une vie plus terrible que la tienne mais c’est comme dire à quelqu’un qu’il n’a pas le droit d’être heureux parce que d’autres ont une vie meilleure. Toute ta vie tu t’es ennuyée, entre tes parents conservateurs, ton frère qui est un terrible menteur, les repas de famille interminables, l’école, le collège, le lycée. Et aujourd’hui encore tu t’ennuies, le chômage c’est terriblement plat, vivre chez ses vieux c’est mieux que rien mais c’est chiant. Pas que tu cherches un boulot ceci dit, tout ce que tu veux c’est pouvoir continuer à sortir la nuit pour faire des graffitis dans l’honorable ville de Grayson, peut-être rire un peu et puis mourir sans doute.