LOST SOUL

Etre la descendante d’une des familles qui a sauvé Grayson après la grande famine n’est pas toujours aisé.  On attend beaucoup de moi, et ce depuis l’enfance.  Des règles strictes ont jalonné mon éducation et ont fait de moi une petite fille assez timide et en constante remise en question.  J’éprouve énormément d’amour pour mes parents, pour ma famille en règle générale.  Mon village, je l’aime parce que c’est là que j’ai vu le jour, que j’ai toujours vécu, parce que c’est un de ces endroits où on forme tous une grande famille, où tout le monde connaît tout le monde.  Bien sûr, ça a ses avantages et ses inconvénients, mais j’ai appris à vivre avec et à n’en tirer que le meilleur.

A cinq ans, je traînais autant que je pouvais dans l’épicerie familiale.  Maman me faisait mettre la main à la pâte en me donnant la monnaie à rendre au client, ou en me demandant de leur ouvrir la porte quand ils avaient trop de paquets à transporter…  Des petites choses qui me donnaient l’impression d’être utile et qui me permettaient de rencontrer plein de monde.  Je savais qu’un jour ça serait à moi de tenir cet endroit, que je serais alors à la place de maman derrière le comptoir, et j’aimais beaucoup cette idée, j’avais à coeur de m’y préparer avec tout le sérieux du monde !  Ainsi la majorité des gens du village m’ont vue grandir presque au jour le jour et moi j’étais toujours au courant des potins qui se racontaient dans le magasin.

Très vite j’ai senti que quelque chose de mystérieux se passait.  Bien entendu c’était relatif, mais par moments, beaucoup d’habitants avaient une sorte de crainte ou de retenue dans les yeux.  L’enfant que j’étais ne pouvais bien évidemment pas imaginer un seul instant les tenants et les aboutissants de cette histoire et l’ambiance mystérieuse que j’avais fini par ressentir est restée pour faire partie de mon quotidien.  A un tel point d’ailleurs que je l’ai vite oubliée et qu’elle m’a semblé normale, comme faisant partie intégrante de la vie de tous les jours.  A l’école on nous parlait de l’histoire de la ville, de sa genèse, en mettant en avant ces familles fantastiques qui avaient décidé de rester là, à Grayson, pour la reconstruire.  Je savais pour ma part que j’étais une descendante d’une de ces familles dont les membres étaient aujourd’hui assurés d’un « grand destin » selon mon institutrice.  Bien sûr, j’ignorais de quoi elle voulait parler.

Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris ce qu’elle avait voulu dire.  J’étais en âge de partager le secret, je faisais partie de ces gens qui avaient pour devoir de le faire perdurer et de faire tout ce qu’il fallait pour que ça soit le cas.  Vous dire que j’ai bien réagi serait mentir… J’étais horrifiée par ce que je venais de découvrir et on ne peut pas dire que le temps m’a aidé à mieux le vivre.  Je déteste ça, j’ai terriblement honte et je ne le fais pas de gaieté de coeur, loin de là !  Mais je le fais, malgré tout…  Il faut bien, non ?  Je ne me vois pas dénoncer ce qui se passe ici, j’ai une certaine responsabilité, je sais que je suis une figure importante de cette société de par mes ancêtres et que je me dois de protéger Grayson et ses habitants.  Alors je serre les dents, j’enferme au plus profond de moi le sentiment de culpabilité qui m’assaille à chaque fois et je fais ce qu’on attend de moi, le mieux possible.  

Contrairement à ce que certains peuvent penser, je ne suis pas une balance, jamais je ne pourrai vendre la mèche.  Nathaniel semble pourtant convaincu du contraire et j’avoue que ça me terrifie…  Et s’il décidait un jour que je suis un trop gros risque ?  Un accident malheureux pourrait m’arriver et je n’ai franchement pas envie que ça se produise.  Je ne sais pas ce qu’il a contre moi, c’est comme s’il cherchait une bonne raison pour m’éliminer.  Quand j’étais enfant déjà il me faisait peur, il avait une façon de me regarder qui me glaçait le sang et je détestais devoir le croiser à l’école ou à la boutique.  Les choses n’ont pas changé, sauf que nous ne sommes plus des enfants et qu’il en est d’autant plus dangereux.

Ma vie sentimentale ?  Et bien… C’est compliqué.  Ma première grande histoire, je l’ai connue avec Matt.  Si c’était à refaire, je le referais, même si lui et moi ça n’a pas fonctionné.  On s’est séparés au bout de quatre ans et malheureusement depuis il est décédé.  C’était un type bien et je suis restée en contact avec sa soeur, Carter, bien que depuis la disparition de Matt nous nous soyons quelque peu éloignées toutes les deux, elle reste malgré tout quelqu’un que j’apprécie.  Et puis… Il y a Bob.  Au début je n’aurais pas parié un seul dollar sur notre relation.  C’était juste sexuel, c’est ce que j’aimais à répéter.  On s’entendait bien au lit, je ne voulais pas plus.  Oui mais voilà, les choses changent, elles évoluent, et depuis quelques temps j’ai envie de plus.  Ca fait plusieurs années que nous sommes amants, les sentiments sont arrivés sans crier gare et j’aimerais vraiment qu’on se pose ensemble.  Bob n’est pas d’accord, il a peur de la réaction de sa fille alors on doit continuer de se voir en cachette.  Encore un secret… J’en ai marre des secrets et j’aimerais que celui-là au moins explose au grand jour.  Après tout, il n’y a rien de mal à être ensemble, nous ne trompons personne !

Un nouveau jour se lève sur Grayson.  Comme tous les matins je vais ouvrir l’épicerie, sourire à mes voisins et amis, aux touristes qui s’égarent par chez nous sans se douter une seule seconde qu’ici la vie est différente, que le mal rôde, qu’il est séduisant et qu’on lui donnerait le bon dieu sans confession…  Pauvres d’eux.  Et pauvres de nous.